Numéro |
Rev. Fr. Geotech.
Numéro 146, 2016
|
|
---|---|---|
Numéro d'article | 1 | |
Nombre de pages | 9 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/geotech/2016001 | |
Publié en ligne | 12 février 2016 |
Article de recherche / Research Article
Les projets d’ouvrages géotechniques : apports de l’observation et de la modélisation
Design of geotechnical structures: contribution of observation and modelling
Terrasol, Immeuble Central Seine, 42-52 quai de la Rapée, CS 71230, 75583 Paris cedex 12, France
☆ Auteur correspondant : a.guilloux@terrasol.com
L’article présente le rôle combiné joué par les observations et les modélisations dans les projets de géotechnique. Après quelques considérations générales, il illustre cette complémentarité par la présentation de quelques cas concrets d’ouvrages géotechniques variés, pentes instables, excavations, ouvrages d’art et grands bâtiments, tunnels. Ces exemples montrent comment il est possible de bien gérer des projets parfois très complexes par une démarche complète et rationnelle, depuis les reconnaissances jusqu’aux travaux, en passant par la conception, et comment parfois l’absence de certaines étapes de la démarche peut conduire à des problèmes plus ou moins sérieux. C’est en ce sens une illustration des principes de la méthode observationnelle, telle que décrite dans l’Eurocode 7, avec toutes ses facettes.
Abstract
The paper presents the combined role of observations and modelling in geotechnical projects. After a few general considerations, it demonstrates this complementarity by the presentation of some case histories of various earthworks, unstable slopes, excavations, structures and large buildings, and tunnels. These examples show how it is possible to properly manage projects, sometimes very complex, by a comprehensive and rational approach, since site investigations until the construction, through the design, and how sometimes the absence of certain stages of the process can lead to more or less serious problems. It is in this sense an illustration of the principles of the observational method, as described in the Eurocode 7, with all its facets.
Mots clés : Géotechnique / méthode observationnelle / modélisations numériques / auscultations
Key words: Geotechnical engineering / observational method / numerical modelling / monitoring
© CFMS – CFGI - CFMR – CFG, Published by EDP Sciences 2016
1 Présentation
La géotechnique a toujours eu pour objet de réduire les risques liés aux sols, et Peck avait introduit dès les années 1960 les principes de la méthode observationnelle (Peck, 1969 ; Terzaghi et Peck, 1967), qui ont été largement repris dans les Eurocodes (Eurocode 7, 2005). Depuis 50 ans, les apports des reconnaissances et des observations ont été largement reconnus et développés, mais ce n’est que plus récemment que les modélisations ont apporté un outil supplémentaire à cette démarche de réduction des risques.
À titre personnel, 40 ans de pratique m’ont largement convaincu que la réussite des projets d’ouvrages géotechniques nécessite la mise en œuvre de trois étapes successives :
-
la reconnaissance des terrains afin de permettre l’élaboration d’un modèle géotechnique ;
-
la conception, incluant la définition d’un type d’ouvrage adapté au contexte, avec quelles méthodes, quels phasages…, et leur dimensionnement quantitatif : géométrie des ouvrages, qualité et nature des matériaux… ;
-
la vérification en cours de travaux que le comportement réel correspond à l’idée que l’on s’en était faite à partir du modèle géotechnique et des approches de dimensionnement.
L’observation et la modélisation sont à l’évidence toutes deux présentes à toutes les étapes de ce processus :
-
l’observation est nécessaire en phases études pour élaborer le modèle géotechnique : observations géologiques, hydrogéologiques, examen des carottes, etc. ; elle l’est tout autant en phase travaux pour vérifier le modèle géotechnique et suivre le comportement de l’ouvrage : c’est le domaine des auscultations ;
-
la modélisation inclut à la fois la construction du modèle géotechnique, avec toutes les simplifications par rapport à la réalité et donc les hypothèses inévitables, plus ou moins explicites, et l’utilisation de modèles numériques quels qu’ils soient, en fait les méthodes de calcul au sens large, utiles au dimensionnement et à l’appréciation du comportement de l’ouvrage.
Les principes de la « méthode observationnelle » telle que décrite dans l’Eurocode 7 et de plus en plus utilisée dans les projets difficiles, illustrent parfaitement cette complémentarité puisqu’il faut modéliser pour évaluer le comportement attendu des ouvrages et observer pour connaître leur comportement réel, c’est-à-dire examiner les terrains réellement rencontrés et ausculter. Elle constitue ainsi une aide au pilotage du projet permettant de réaliser des ouvrages parfois extraordinairement complexes dans des conditions de sécurité acceptables, à condition bien sûr de bien respecter toutes les étapes, et de ne pas se contenter de seulement « faire des mesures ».
L’objectif de cet article est d’illustrer cette complémentarité entre observation et modélisation par quelques exemples concrets, sur des ouvrages de types variés afin de proposer des recommandations pour le futur.
2 Stabilité des talus
La stabilité des talus est certainement l’un des types d’ouvrages géotechniques qui a fait l’objet depuis très longtemps à la fois d’observations géologiques et de mesures pour en comprendre les mécanismes, et de modélisations avec les méthodes de calcul de stabilité de pentes dont les plus anciennes ont déjà quelques siècles, et qui ont pour objet de caler les modèles géotechniques par rétro-analyses, puis de dimensionner les méthodes de confortement.
Mais il est des cas où l’apport de la modélisation reste limité, par manque d’informations et de données d’entrée, ce qui n’empêche pas de trouver des solutions en s’appuyant principalement sur les observations. C’est le cas du glissement du Guavio, que nous présentons sommairement (Tran Vo Nhiem et al., 1988).
Il s’agit d’un grand glissement de versant déclenché ou réactivé par les terrassements nécessaires à la réalisation d’une piste d’accès à une fenêtre de galerie hydraulique, dans le cadre de l’aménagement hydroélectrique du Guavio dans les Andes colombiennes. Ce glissement de grande ampleur, avec un volume estimé à environ 1 000 000 m3, menace la piste sur trois niveaux ; il présente les principales caractéristiques suivantes : la forte pente du versant (35 à 40°), en état de stabilité limite ; la très forte pluviométrie de la région (environ 4000 mm/an) ; le caractère provisoire de la piste, ne devant être utilisée que pour la durée du chantier de creusement de la galerie (2 à 3 ans) ; et enfin un contexte psychologique difficile, puisqu’il y avait eu sur le chantier voisin un glissement de terrain brutal qui avait emporté deux autocars et fait plus de cent victimes.
À partir des observations de terrain et de quelques sondages, on a pu bâtir un modèle géologique du site, affecté d’une faille délimitant deux compartiments dans le substratum, quartzites à l’aval et siltites en amont. Ce substratum est recouvert d’un amas de gros blocs rocheux correspondant vraisemblablement à un ancien écroulement, épais de 30 m et lui-même recouvert de colluvions grossières à matrice limoneuse (Fig. 1). Les relevés piézométriques montraient une nappe de versant circulant sur le substratum en période sèche, et pouvant remonter rapidement de plusieurs mètres en périodes pluvieuses.
Bien que les terrassements de la piste n’aient provoqué que quelques petits éboulements localisés, il est vite apparu, et les relevés inclinométriques l’ont confirmé, que l’ensemble de la butte était affecté d’un mouvement relativement lent mais profond, couvrant une superficie de plus de 6 ha, et menaçant la piste sur plus de 600 m. La question s’est donc posée de savoir s’il y avait un risque de glissement brutal, auquel cas il fallait soit abandonner la piste et réorganiser complètement le chantier, soit stabiliser le glissement, soit enfin essayer de « vivre avec ce glissement » pour la durée du chantier.
Quelques analyses préliminaires de stabilité ont montré sans ambiguïté que le volume de travaux nécessaires pour obtenir une faible amélioration de la sécurité (10 % environ) était d’une ampleur considérable : 500 000 m3 de terrassements, 10 km de tirants, 4 km de drains… et cette idée a été abandonnée. Avant de renoncer à l’usage de la piste, et donc de remettre en cause le planning de l’ensemble de l’opération, une importante auscultation a été mise en œuvre, avec outre les inclinomètres et piézomètres déjà en place, une cinquantaine de cibles suivies en X, Y, Z tous les jours, la mise en place d’un pluviomètre et le suivi des débits des drains. Une première phase d’observation de 15 mois a permis de confirmer que les mouvements totaux étaient très importants, jusqu’à 800 mm par an, mais très étroitement liés à la pluviométrie, avec des déplacements de 20 à 40 mm/j pendant les épisodes particulièrement pluvieux (atteignant 50 à 100 mm/j plusieurs fois pendant la saison pluvieuse), mais une quasi-stabilisation pendant la saison sèche de novembre à mars (moins de 10 mm de déplacements en 6 mois) comme le montre la Figure 2.
Cette étroite corrélation entre pluviométrie et déplacements était confirmée par les relevés des débits des drains, augmentant significativement en période de fortes pluies et s’annulant presque en périodes sèches. En outre, un lien temporel étroit a été bien mis en évidence, avec des accélérations marquées se produisant deux à trois jours après les épisodes particulièrement pluvieux, suivies d’un net ralentissement.
Ces observations ont permis d’identifier le mécanisme suivant : les fortes pluies créent par infiltration une remontée de la nappe, ce qui entraîne une légère baisse du coefficient de sécurité, qui se traduit par une accélération des mouvements.
Mais surtout c’est l’absence de comportement fragile, avec un retour à l’équilibre lorsque la nappe redescend, qui a permis de faire le choix de la poursuite de l’exploitation de la piste en définissant des « niveaux de risque » associés à des consignes de sécurité :
-
pour le niveau de risque « Normal » correspondant à des déplacements moyens < 5 mm/j (maximaux < 15 mm/j), la circulation est autorisée sans restrictions ;
-
pour les niveaux de risque « Alerte » et « Pré-alarme », avec déplacements moyens entre 5 et 25 mm/j (maximaux entre 15 et 50 mm/j), des restrictions croissantes de circulation sont imposées ;
-
au niveau de risque « Alarme », avec déplacements moyens > 25 mm/j (maximaux > 50 mm/j), la circulation est totalement interdite.
Au final, cette décision s’est révélée judicieuse, puisqu’il a ainsi été possible de terminer le chantier de la galerie dans de bonnes conditions de sécurité, sans investissements lourds en travaux de confortements, et avec seulement quelques jours par an au niveau « Alarme » où la piste n’était pas utilisable.
Fig. 1 Glissement du Guavio : profil géotechnique. Guavio landslide: geotechnical profile. |
Fig. 2 Glissement du Guavio : résultats des auscultations. Guavio landslide: monitoring results. |
3 Grandes excavations
Dans le domaine des grandes excavations, surtout en milieu urbain, c’est plus récemment que l’on assiste à l’utilisation conjointe de modélisations avancées associées à des observations approfondies. En effet, lorsque les avoisinants du projet imposent des contraintes en termes de déplacements parfois très strictes, il est essentiel de concevoir les ouvrages en fonction de ces critères de déplacements, puis de vérifier par les auscultations en cours de chantier que le comportement observé est conforme aux prévisions, et dans le cas contraire de mettre en œuvre des modifications de projet pour respecter les contraintes imposées. C’est le principe même de la « méthode observationnelle » au sens de l’Eurocode.
Le cas récent de la tour Odéon à Monaco illustre parfaitement ce propos (Guilloux et al., 2013). Ce projet consiste à construire une tour de 160 m de hauteur à Monaco, sur un versant raide et fortement bâti, avec 10 niveaux de sous-sols, conduisant ainsi à réaliser une excavation dont la profondeur varie entre 40 m et 70 m (Fig. 3). Dans un contexte géologique régional fortement tectonisé, on observe au droit de l’excavation un substratum de marnes, localement très altérées, et de calcaires en profondeur, recouvert de colluvions sur des épaisseurs atteignant 15 à 20 m. Une nappe phréatique circule dans les colluvions, et on a mesuré des pressions interstitielles dans le substratum correspondant approximativement à la nappe phréatique.
Les critères de projet étaient très contraignants pour une telle excavation, puisque les déplacements ne devaient pas dépasser 5 mm sur les constructions avoisinantes, dont certaines n’étaient qu’à quelques mètres des parois de l’excavation, et 3 à 30 mm sur les soutènements eux-mêmes, en fonction de leur position par rapport aux avoisinants. La mise en œuvre de modélisations 3D ainsi que de la méthode observationnelle étaient contractuellement imposées à l’entreprise.
La conception de base du projet consistait à réaliser, sur 35 m depuis le haut, une microberlinoise avec micropieux, puis une berlinoise avec pieux forés, le tout ancré par 18 lits de tirants précontraints (de longueur allant jusqu’à 42 m), et en partie inférieure d’une enceinte en parois moulées, localement à contreforts, et butonnées par les planchers définitifs au fur et à mesure de l’excavation, selon la méthode Top and Down.
Sans rentrer dans les détails, nous dirons seulement que les modélisations 3D en éléments finis qui ont été faites en phases projets (avant-projet et projets d’exécution), en modélisant explicitement l’ensemble des terrains et de structures de soutènement, ont permis de montrer qu’il était possible de respecter les critères de projet. Ils ont également permis de mettre en évidence le rôle bénéfique de la forme en arc de l’excavation dans sa partie la plus haute, avec un effet-voûte conduisant à une réduction de la poussée sur les soutènements, et de vérifier la stabilité générale du projet (en phase construction comme en phase définitive) par une approche en « c - φ réduction », deux sujets qu’il était difficile d’aborder par des modélisations 2D classiques.
En phase chantier, outre les observations géologiques en cours d’excavation et de foration des parois et barrettes, qui ont conduit à certaines adaptations locales, un important ensemble d’auscultation a été mis en place sur 10 profils, associant cibles suivies par théodolites motorisés, inclinomètres, extensomètres, jauges de contraintes, cellules de charge, capteurs de pression interstitielle, l’ensemble des mesures étant automatisé et enregistré en temps réel sur une base de données centralisée.
Ces mesures ont été riches d’enseignements, avec notamment des déformations des parois globalement conformes aux prévisions, mais des déplacements sur les avoisinants qui ont plusieurs fois dépassé les seuils admissibles, sans toutefois créer de désordres significatifs. Parmi ces anomalies, on citera les points ci-dessous :
-
un soulèvement de 15 mm d’une villa située à proximité de la partie haute de la fouille, dont l’origine a été attribuée à la mise en œuvre des tirants supérieurs de la paroi microberlinoise : on y a remédié par la modification des techniques de foration et d’injection et par la mise en œuvre d’un confortement complémentaire localisé constitué de poutres en béton armé ancrées par tirants ;
-
un déplacement horizontal de 13 mm d’une petite zone en console de la paroi moulée, vraisemblablement du fait de pressions interstitielles excessives. Des drains subhorizontaux et 3 tirants complémentaires ont permis de stopper le phénomène ;
-
enfin un soulèvement, atteignant jusqu’à 20 mm, d’un collège jouxtant la paroi, s’expliquant par le « soulèvement élastique » dû au déchargement par le volume excavé considérable, soulèvement s’étendant de part et d’autre de la zone déchargée à l’image d’un tassement qui s’étend de part et d’autre de la zone chargée (voir Fig. 4). Des analyses complémentaires ont permis de poursuivre l’excavation avec seulement quelques modifications de phasage au voisinage.
Fig. 4 Tour Odéon à Monaco : soulèvement d’un collège situé en bordure de l’excavation.
Odéon Tower in Monaco: heave of a college located close to the excavation.
Au final, la mise en œuvre des modélisations 3D et de la méthode observationnelle dans toutes ses dimensions ont permis de terminer l’ouvrage dans de bonnes conditions. Il y a eu certes parfois des « surprises », mais elles ont pu être gérées en temps réel et n’ont pas eu de conséquences sérieuses sur le projet et ses avoisinants : il a été possible d’anticiper ces anomalies, en cherchant à en comprendre l’origine dès qu’elles étaient observées, et ainsi de pouvoir dépasser les seuils prédéfinis, tout en garantissant la sécurité du projet et des avoisinants.
On retiendra également que ce projet illustre les limites des modélisations, même les plus sophistiquées, puisque, outre les phénomènes non modélisés tels que les soulèvements du fait des injections, les déplacements mesurés sur les avoisinants sont en général 2 à 3 fois plus forts que ceux évalués par les différents modèles ; mais on ne parle que de quelques millimètres !
Fig. 3 Tour Odéon à Monaco : coupe du projet. Odéon Tower in Monaco: typical section of the project. |
4 Ouvrages d’art
Les grands ouvrages d’art sont également des projets où la modélisation devient incontournable, notamment pour vérifier les déformations attendues sous des niveaux de contraintes qui deviennent considérables, avec des incidences fortes sur les mécanismes d’interaction sols-structure. Mais il ne faut pas oublier les observations à tous les stades.
Ce propos peut être illustré par le cas du troisième pont sur le Bosphore, en Turquie, pont de type suspendu avec une portée de 1400 m (Fig. 5). L’ouvrage repose sur des massifs volcaniques rocheux constitués de conglomérats et andésites, qui ont été bien reconnus par des levés de terrains et des campagnes géotechniques détaillées.
La conception géotechnique a été faite par des modèles analytiques : analyses structurales des massifs rocheux, analyses de stabilité 2D, modèles éléments finis 2D ou axisymétriques, qui ont été complétés par des modélisations 3D aux éléments finis. Ces modélisations ont permis de valider, et parfois d’optimiser, le bon comportement des ouvrages : puits de fondations des pylônes (diamètre 20 m, profondeur 25 m réduite à 20 m suite aux modélisations), massifs d’ancrage… et également de définir les « raideurs » nécessaires aux calculs de structure.
Mais les observations en cours de chantier ont malheureusement été quelque peu négligées, conduisant à des incidents qui n’ont pas eu de conséquences graves, mais dont la résolution a été faite dans l’urgence par manque d’anticipation, et dans des conditions de sécurité parfois limites. Deux exemples sont présentés succinctement ci-après :
-
bloc d’ancrage côté Asie : une faille avait bien été identifiée dans cette zone, et prise en compte dans les modèles, mais avec une épaisseur faible. Lors de l’excavation, cette faille était bien visible dans les terrassements, mais s’est avérée beaucoup plus épaisse que prévue, jusqu’à 25 m ; l’excavation a malgré tout été poursuivie jusqu’à sa base, profonde de 30 m, engendrant des instabilités des parois, avec des risques évidents pour le personnel ; en outre du fait du caractère « compressible » du matériau de remplissage de faille située sur la face avant du bloc, la butée n’était pas suffisante, d’où un risque pour l’ouvrage en service. Il a donc fallu reprendre largement le projet de ce bloc d’ancrage, en réalisant des renforcements complémentaires des talus, et en substituant le remplissage de faille par du béton sur le talus en butée, ce qui a nécessité des analyses structurelles complémentaires pour adapter le ferraillage du massif d’ancrage suite à la modification de sa géométrie (Fig. 6) ;
Fig. 6 Troisième pont sur le Bosphore : bloc d’ancrage côté Asie.
Third Bosphorus bridge: anchor block Asian side.
-
talus principal d’excavation côté Europe : les deux appuis principaux situés sur les versants du Bosphore nécessitaient la réalisation d’une plate-forme, et donc de talus atteignant plus de 30 m de haut. Côté Europe, où une faille majeure avait été identifiée dès les études de projet, le talus a été excavé et conforté conformément au projet sans difficultés majeures. Mais, plusieurs mois après sa réalisation, une partie de ce talus a commencé à bouger, avec des fissurations sur les risbermes, atteignant près de 10 mm en quelques jours, et des désordres sur les parois en béton projeté boulonné. Il s’agissait bien d’une zone de faille reconnue dès les reconnaissances de projet, mais dont le comportement avait été surévalué.
Il aurait bien sûr été souhaitable de renforcer les talus de cette zone, au fur et à mesure de l’excavation, de façon plus intense que prévu au projet mais les observations en cours de terrassements n’avaient pas suffisamment alerté sur les risques à long terme. C’est finalement ce qui a été fait après la découverte des désordres, avec des ancrages complémentaires et des micropieux pour l’assise des palées provisoires à édifier sur les risbermes, mais dans des conditions nettement plus difficiles que s’ils avaient été faits en même temps que le reste des renforcements, et en outre avec des risques pour le personnel devant travailler sur ces talus manifestement en limite de stabilité.
Fig. 5 Troisième pont sur le Bosphore : coupe de l’ouvrage. Third Bosphorus bridge: profile of the bridge. |
5 Grands bâtiments
Les grands bâtiments, comme les grands ouvrages d’art, sont des ouvrages exceptionnels qu’il convient de traiter comme ces derniers, avec le recours à des modélisations complexes associées à des observations du comportement réel. Dans le cas des grandes tours, ce sont essentiellement les questions de rotations et de tassements, en général pluricentimétriques du fait des niveaux de contraintes atteints, qu’il faut évaluer car ils impactent la conception de la structure, et qu’il faut bien sûr contrôler en cours de construction pour s’assurer que le projet reste compatible avec les déformations réellement observées.
Ce cas peut être illustré par l’exemple d’un bâtiment de dimensions certes plus modestes, la Fondation Louis Vuitton pour la Création, dont la construction vient de s’achever. Il s’agit d’un monument prestigieux, conçu par l’architecte Frank Gehry, et associant béton, acier, verre et bois, le tout constituant une structure très hétérogène et sensible aux déformations (Beaussier et al., 2011 – Fig. 7). Pour cette raison, l’ouvrage est fondé sur un radier général de 2,6 m d’épaisseur, édifié à l’intérieur d’une enceinte de 15 m de profondeur en parois moulées, et à l’abri d’un rabattement de nappe. Ce radier repose sur des formations classiques de la région parisienne : sables de Cuise et sables supérieurs, sparnacien avec les fausses glaises et argiles plastiques notamment.
Le bilan des contraintes conduit à une situation finale en léger déchargement par rapport à l’état de contraintes avant travaux, d’où des risques de soulèvements du fait des horizons argileux. En outre, l’hétérogénéité des structures intérieures reposant sur le radier faisait craindre des comportements différentiels entre zones localement plus ou moins chargées. La conception de l’ouvrage a donc fait l’objet de modélisations en éléments 2D et 3D, en tenant compte du phasage de construction et du caractère différé des déformations dans les niveaux argileux.
Au final, il s’avère que le radier, mis en œuvre dans la fouille, donc après une phase de soulèvement du fond de fouille dû au déchargement, devrait tasser d’environ 20 mm pendant les phases de construction, puis remonter à long terme de 10 mm du fait de l’arrêt des pompages de rabattement (Fig. 8). Mais le tout de façon très homogène, donc avec des tassements différentiels largement acceptables pour la structure.
Des auscultations par mesures de nivellement ont été mises en œuvre pendant les travaux, dont les résultats confirment les ordres de grandeur attendus.
Fig. 7 Fondation Louis Vuitton pour la Création : maquette du projet. Fondation Louis Vuitton pour la Création: model of the project. |
Fig. 8 Fondation Louis Vuitton pour la Création : mouvement du radier selon le modèle EF 3D. Fondation Louis Vuitton pour la Création: estimated movements of the raft according to the 3D FEM model. |
6 Travaux souterrains
En tunnels, où les aspects de sécurité immédiate sont en permanence dans les esprits de tous les intervenants, on a depuis toujours observé la géologie à front, et depuis longtemps observé le comportement par le biais des mesures de convergence des parois. Mais on assiste depuis 20 ou 30 ans à une évolution importante, notamment pour les tunnels en milieu urbain, donc en environnement sensible, où le critère dimensionnant de conception du projet n’est plus la stabilité des soutènements mais le niveau de déformations admissibles pour les structures voisines. Il en résulte une part croissante des efforts de modélisations, pour évaluer ces déformations en phase projet, et des moyens d’auscultations mis en œuvre en phase chantier, avec des systèmes automatisés permettant un véritable suivi en temps réel.
La traversée souterraine de Toulon, et notamment le tube Sud, illustrent parfaitement cette évolution, puisqu’il s’agissait de réaliser un tunnel autoroutier à faible profondeur sous le centre-ville ancien de Toulon, avec un environnement bâti très sensible, et ce dans une géologie particulièrement complexe constituée d’écailles tectoniques et nappes de charriages (Fig. 9).
De nombreuses observations ont été faites en phase projet, reconnaissances géologiques et expertises de la sensibilité des bâtiments existants, ainsi que de nombreuses modélisations pour dimensionner les ouvrages en fonction des déformations acceptables ; mais la très forte variabilité des terrains et la complexité des méthodes de creusement et soutènements conduisaient à la prudence quant à la fiabilité des prévisions en termes de déformations sur le bâti. C’est la raison pour laquelle une auscultation de grande ampleur a été mise en œuvre, avec notamment un système de théodolites motorisés et une gestion centralisée sur base de données de l’ensemble des résultats en temps réel (Janin et al., 2011).
Cette démarche a permis un pilotage optimisé du chantier, soit en renforçant les traitements de terrains et soutènements là où les prévisions de tassements montraient une tendance à dépasser les seuils admissibles, soit au contraire en les allégeant là où la réalité s’avérait plus favorable que prévu.
Il y a eu un cas particulier, sous un immeuble plus sensible que prévu qui a montré quelques désordres sur le second œuvre pour des tassements de l’ordre de 25 à 30 mm, alors que le front du tunnel n’avait pas encore atteint les façades de l’immeuble. Les prévisions de tassement final, de l’ordre de 60 à 70 mm restant structurellement admissibles, ont néanmoins guidé les constructeurs vers une solution d’injections de compensation sous cet immeuble (Guilloux et al., 2011). Dans cette technique où l’on vient compenser en temps réel (c’est-à-dire quasiment en continu) par injections ciblées de coulis les tassements produits par le creusement, des observations rigoureuses du comportement, par une auscultation renforcée sur le bâtiment, sont la condition impérative de réussite de l’opération. Dans ce cas, elles ont permis en premier lieu de soulever le bâtiment d’environ 10 mm avant de reprendre le creusement, puis en cours de creusement d’annuler les tassements causés par l’excavation, avec une précision de ±1 mm environ (Fig. 10).
Fig. 9 Tunnel de Toulon – tube sud : hétérogénéité géologique. Toulon tunnel – south tube: geological heterogeneity. |
Fig. 10 Tunnel de Toulon – tube sud : tassements mesurés au cours des injections de compensation. Toulon tunnel – south tube: measured settlements during compensation grouting. |
7 Synthèse et recommandations
Ces quelques exemples d’ouvrages géotechniques divers confirment que la réussite d’un projet requiert la mise en œuvre d’observations et de modélisations, et ce à tous les stades d’un projet, de la conception à la réalisation.
Il convient toutefois de rester réaliste : les observations sont la base essentielle de la compréhension d’un site et du comportement des terrains et des ouvrages, mais elles ne permettent pas toujours d’appréhender parfaitement les mécanismes mis en jeu ; réciproquement les modélisations ne disent pas tout (voire parfois ne disent que ce qu’on veut leur faire dire !), mais elles permettent d’identifier des mécanismes et servent de référence pour analyser les auscultations.
Tout dogmatisme dans ce sens est donc à éviter, et il convient de privilégier un certain pragmatisme : on n’observe que rarement exactement ce que l’on a modélisé, qu’il s’agisse de la géologie ou du comportement des ouvrages, et on ne modélise jamais parfaitement la complexité d’un site, des terrains ni des ouvrages (il existe peu de chantier où les seuils fixés à l’étude n’ont pas été dépassés !), mais on sait construire de « beaux ouvrages » même dans des conditions très difficiles.
Observations et modélisations resteront toujours complémentaires, et le rôle de l’ingénieur est de savoir utiliser les deux conjointement, tout en gardant la modestie et l’humilité nécessaires devant la complexité des sites : concevoir en restant conscient des incertitudes qui subsistent inévitablement, puis construire en adaptant les techniques à la réalité des chantiers.
Références
- Beaussier A, Guilloux A, Verschuere J. 2011. La fondation Louis-Vuitton pour la création : modélisations géotechniques croisées en 2D et 3D, et confrontation avec les auscultations. RFG 137: 15–29. [Google Scholar]
- Eurocode 7. NF EN 1997–2005 : Eurocode 7 : calcul géotechnique. [Google Scholar]
- Guilloux A, Le Bissonnais H, Bétend R, Boyer G. 2011. Tunnel de Toulon Tube Sud : Injection de compensation sous deux bâtiments de 8 étages en zone marchand. In: Comptes rendus du congrès international AFTES, Sous-thèmes B1.3, Lyon. [Google Scholar]
- Guilloux A, Porquet M, De La Vernée P, Lyonnet P, Roman P. 2013. Conception, modélisation et auscultation d’une très grande excavation à Monaco. In: Proceedings of the 18th International Conference on Soil Mechanics and Geotechnical Engineering, Paris, pp. 1991–1994. [Google Scholar]
- Janin JP, Dias D, Kastner R, Emeriault F, Guilloux A, Le Bissonnais H. 2011. Settlement monitoring and tunneling process adaptation – case of South Toulon Tunnel. In: Comptes rendus du Symposium TC28 IS Roma, Rome, pp. 205–212. [Google Scholar]
- Peck RB. 1969. Advantages and limitations of the observational method in applied soil mechanics. Geotechnique 19: 2. [Google Scholar]
- Terzaghi K, Peck RB. 1967. Soils mechanics in engineering practice, Ed. Elsevier. [Google Scholar]
- Tran Vo Nhiem J, Guilloux A, D’Apolito P. 1988. Analyse et suivi d’un grand glissement de versant dans les Andes colombiennes. In: Proceedings of the 5th International Symposium on Landslides, Lausanne, pp. 793–788. [Google Scholar]
Cite this article as: Alain Guilloux, Design of geotechnical structures: contribution of observation and modelling, Rev. Fr. Geotech. 2016, 146, 1.
Liste des figures
Fig. 1 Glissement du Guavio : profil géotechnique. Guavio landslide: geotechnical profile. |
|
Dans le texte |
Fig. 2 Glissement du Guavio : résultats des auscultations. Guavio landslide: monitoring results. |
|
Dans le texte |
Fig. 3 Tour Odéon à Monaco : coupe du projet. Odéon Tower in Monaco: typical section of the project. |
|
Dans le texte |
Fig. 4 Tour Odéon à Monaco : soulèvement d’un collège situé en bordure de l’excavation. Odéon Tower in Monaco: heave of a college located close to the excavation. |
|
Dans le texte |
Fig. 5 Troisième pont sur le Bosphore : coupe de l’ouvrage. Third Bosphorus bridge: profile of the bridge. |
|
Dans le texte |
Fig. 6 Troisième pont sur le Bosphore : bloc d’ancrage côté Asie. Third Bosphorus bridge: anchor block Asian side. |
|
Dans le texte |
Fig. 7 Fondation Louis Vuitton pour la Création : maquette du projet. Fondation Louis Vuitton pour la Création: model of the project. |
|
Dans le texte |
Fig. 8 Fondation Louis Vuitton pour la Création : mouvement du radier selon le modèle EF 3D. Fondation Louis Vuitton pour la Création: estimated movements of the raft according to the 3D FEM model. |
|
Dans le texte |
Fig. 9 Tunnel de Toulon – tube sud : hétérogénéité géologique. Toulon tunnel – south tube: geological heterogeneity. |
|
Dans le texte |
Fig. 10 Tunnel de Toulon – tube sud : tassements mesurés au cours des injections de compensation. Toulon tunnel – south tube: measured settlements during compensation grouting. |
|
Dans le texte |
Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.
Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.
Le chargement des statistiques peut être long.