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Numéro
Rev. Fr. Geotech.
Numéro 169, 2021
Hommage à Pierre Habib et Pierre Duffaut
Numéro d'article 1
Nombre de pages 4
DOI https://doi.org/10.1051/geotech/2021019
Publié en ligne 15 octobre 2021

« Armand Mayer s’est éteint le 22 décembre 1986 dans sa 93e année et, avec sa disparition, c’est une page de la Mécanique des Sols et de la Mécanique des Roches françaises qui s’est tournée ».

Cette introduction fut écrite par Pierre Habib dans un hommage qu’il rendit à Armand Mayer1. Sans doute une page était-elle tournée, mais Pierre Habib lui-même en a écrit une autre qui, par bien des aspects, poursuivait la voie tracée par cet homme d’exception.

Né le 10 janvier 1925, Pierre Habib nous a quittés le 7 juin 2019, à l’âge de 94 ans et j’emprunte ici, à l’hommage que lui a rendu sa fille Claude le jour de ses obsèques, quelques éléments de biographie familiale. Maurice Habib, le père de Pierre, appartenait à une famille juive du Bosphore et était venu très jeune en France. Après avoir été blessé au cours de la première guerre mondiale et acquis la nationalité française, il avait épousé, en 1918, une de ses employées et Pierre Habib fut, en 1925, le dernier né d’une fratrie de trois garçons.

Passées les vicissitudes de l’occupation, Pierre Habib fut reçu à l’École polytechnique dans la promotion 1945 (année d’admission). Après quoi, il entra en 1948 au Centre expérimental du bâtiment et des travaux publics (CEBTP) où il prépara sa thèse de doctorat ès sciences physiques (1952), consacrée à l’influence de la variation de la contrainte principale moyenne sur la résistance au cisaillement des sols2. Pierre Habib est resté jusqu’en 1961 dans cet établissement, dont on peut incidemment remarquer qu’il résultait du premier laboratoire français de mécanique des sols, créé en 1933–1934 par Armand Mayer, que j’évoquais plus haut, dans les locaux du Bureau Securitas puis installé rue Brancion.

L’année 1961 fut une date charnière pour la carrière et l’œuvre scientifique de Pierre Habib, car marquée par la création, à l’École polytechnique, du Laboratoire de mécanique – Professeur Jean Mandel comme l’indiquait la plaque apposée au deuxième étage du 23, rue de la montagne Sainte-Geneviève. Jean Mandel, directeur, Pierre Habib, initialement sous-directeur, rejoints par Dragos Radenkovic, directeur de recherches, formèrent l’équipe dirigeante aux talents complémentaires qui réussit, soutenue notamment par Armand Mayer et avec l’appui de plusieurs organismes publics, à faire vivre ce jeune laboratoire et à affirmer sa personnalité. Un laboratoire où la mécanique ne reniait pas sa vocation à l’ingénierie et cultivait les recherches théoriques les plus poussées en vue de leur application clairvoyante. Je peux témoigner de ce que Pierre Habib dut maintes fois défendre cette originalité à l’École polytechnique et dans les milieux scientifiques universitaires.

Le coup d’envoi du laboratoire fut la tenue d’un séminaire de plasticité en 1962, discipline dont Jean Mandel fut en France un leader prestigieux, et qui allait être une ligne de force du laboratoire avec ses applications dans les domaines de la production d’énergie, des transports, en mécanique des sols et en mécanique des roches. J’assistai à ce séminaire après y avoir été encouragé par Pierre Habib alors que, de retour d’Algérie et élève à l’École des ponts et chaussées, me rappelant l’annonce faite par Jean Mandel à ses élèves en 1961, je m’étais aventuré à pousser la porte du laboratoire. Je perçois encore aujourd’hui combien cette rencontre chaleureusement accueillante avec Pierre Habib fut déterminante pour moi : en 1964, dans le cadre de mon travail de fin d’études à l’École des ponts, je fis ma première expérience du travail de recherche au Laboratoire de mécanique et m’engageai ensuite, malgré de fortes réticences de mon administration, dans la préparation d’une thèse rue de la montagne Sainte-Geneviève.

Au début des années 1970, pour assurer sa stabilité et son indépendance, ce laboratoire de l’École polytechnique, fut aussi affilié à Armines et associé au CNRS et à l’École des ponts et chaussées. Pierre Habib devint alors, en 1973, le directeur du Laboratoire de mécanique des solides3, poste qu’il allait occuper jusqu’en 1990.

Jean Mandel fut, jusqu’à son décès en 1982, une figure tutélaire du laboratoire au plan scientifique. Pierre Habib, tel que nous le percevions, en était non seulement l’incontestable cheville ouvrière mais aussi la référence et le recours intellectuel dans tous les domaines de ce que l’on englobe désormais sous le terme de géotechnique, des grands travaux, des transports. Je m’étonne encore de l’éclectisme des connaissances et de la curiosité de celui qui arpentait le terrain avec son marteau de géologue et était capable de me faire une remarque subtile sur un réseau de lignes caractéristiques dans un calcul de force portante. De fait, Pierre Habib alliait les qualités et les compétences de l’ingénieur et de l’homme de science : ingénieur, il devait répondre aux questions qu’on (la nature, l’ouvrage, la structure, les maitres d’œuvre et maitres d’ouvrages) lui posait ; homme de science, il tentait de répondre aux questions qu’il se posait… ou qui allaient se poser. Son intuition scientifique et sa réflexion théorique étaient toujours solidement accrochées au terrain de la réalité physique mais n’en étaient jamais bridées pour autant.

Son approche géotechnicienne, qui n’ignorait rien de la géologie, s’appuyait toujours sur une solide base mécanique. Pierre Habib était un authentique mécanicien, pour qui la mécanique n’était pas un sous-produit des mathématiques. Remarquable pédagogue, il était capable de dégager, d’un résultat théorique, l’apport essentiel et pratique, le « d’où ça sort et à quoi ça sert ? » pour reprendre un aphorisme cher au mathématicien Jean Bass. Sans céder à la mode actuelle de la bibliométrie, je rappellerai simplement qu’en plus d’être l’auteur de plus de 250 articles, Pierre Habib était titulaire de plus d’une dizaine de brevets.

Dans l’hommage qu’il rendait à Armand Mayer, Pierre Habib se référait à la « tradition française en mécanique des sols ; de Coulomb à Mandel en passant par Vauban, Poncelet, Résal, Boussinesq, Ravizé, Bonneau, Caquot » pour remarquer qu’à part l’invention de l’ancêtre de « l’appareil de Casagrande » par Alexandre Collin (1808–1890) ce fut le mérite d’Armand Mayer d’avoir compris « plus tôt que d’autres, l’importance du rôle des laboratoires dans la géotechnique, comme d’ailleurs dans toute technique moderne ». Après avoir notamment mis au point en 1950, avec Mayer et Marchand, une méthode originale pour la mesure des contraintes dans les massifs rocheux4, largement utilisée par la suite dans de nombreux pays, Pierre Habib fut le moteur des études expérimentales au Laboratoire de mécanique des solides. Ce furent en particulier, dès le début des années 1960, la réalisation d’essais au triaxial (classique) avec pression de confinement de 100 MPa (pour les forages pétroliers), 500 MPa puis 2 GPa (pour le CEA) ; la mise en place de presses équipées pour enregistrer le fluage des roches pour application à l’étude de la tenue des cavités souterraines. Il faut également mentionner la mise au point de méthodes d’essais sur modèles réduits destinés à l’étude des roches profondes et de la stabilité des cavités souterraines, car elles conduisirent, entre autres, à la réflexion de Pierre Habib sur « l’effet d’échelle » dû à la fissuration. C’est un des mérites de Pierre Habib d’avoir cerné ce concept plutôt que de se borner à l’invoquer comme une mystérieuse explication de divergences constatées expérimentalement par rapport à la similitude espérée.

Dans ma contribution au colloque organisé en 1998 à l’occasion du jubilé scientifique de Pierre Habib, j’avais, de manière simpliste, tenté de caractériser le fil directeur de ses recherches sur la rupture de ce qu’il est convenu désormais de désigner sous le nom de géomatériaux par la formule « la surface et le grain ». De fait, les applications à l’analyse de la stabilité des ouvrages, adoptent une vision « macroscopique » dans laquelle les ruptures globales apparaissent comme dues à de grands ou « très grands glissements ». À cette vision sont bien adaptées les approches classiques développées dans le cadre de la mécanique des milieux continus, associées à des critères de résistance de type Tresca, Coulomb ou, plus généralement, de type courbe intrinsèque. Celles-ci, ont permis, avec plus ou moins de justesse, de mettre en œuvre des méthodes de type « calcul à la rupture », qui font le plus souvent intervenir des surfaces dites « de glissement ». Les règles de similitude déduites de ces analyses ne concernent que les paramètres géométriques de l’ouvrage concerné, son chargement et les caractéristiques mécaniques de résistance des géomatériaux constitutifs.

Dans un article de 1984, où il revenait notamment sur des résultats expérimentaux de 19615, Pierre Habib remarquait que certaines intuitions du calcul à la rupture pouvaient conduire à des interprétations lacunaires des observations de terrain, occultant, pour ainsi dire, la structure fine de la matière (les grains, Fig. 1) et celle des ruptures elles-mêmes (ruptures progressives)6 (Fig. 2).

thumbnail Fig. 1

La dilatance de la surface de glissement à la même amplitude (α) pour deux fondations homothétiques placées sur le même sable (Habib, 1985).

Dilatancy of the slip surface has the same amplitude for two homothetical surface footings on the same sand (Habib, 1985).

thumbnail Fig. 2

Lines de glissement (Habib & Chazy, 1961).

Slip lines (Habib & Chazy, 1961).

C’était le problème de la formation des lignes de glissement auquel Pierre Habib a consacré de nombreuses publications. J’ai conservé les tirés-à-part qu’il me confia lorsqu’il triait ses archives avant de quitter son bureau au Laboratoire de mécanique des solides, peu de temps avant que je ne fasse de même.

Il est particulièrement instructif d’y voir l’évolution de sa pensée concernant notamment l’influence du radoucissement, avec une petite note manuscrite à mon attention sur son article de 1988 : « où je brûle ce que j’ai adoré… » (Fig. 3).

thumbnail Fig. 3

Radoucissement sans formation de surfaces de glissement (Habib, 1988).

Strain softening without slip surface (Habib, 1988).

Je conclurai cette évocation par un témoignage évoquant de Pierre Habib tel qu’il fut perçu au laboratoire. Dans un numéro récent7, la revue officielle de la société mexicaine d’ingénierie géotechnique a rendu hommage à Pierre Habib en publiant une adaptation traduite en espagnol du texte de ma contribution au colloque du 19 mai 1998. L’auteur, le docteur Agustín Tristán-López, qui a préparé sa thèse au laboratoire de mécanique des solides au début des années 1980, a ajouté en conclusion le paragraphe suivant :

« El profesor Habib fue siempre un gran hombre con grandes cualidades personales, amable, sensible a las situaciones por las que pasaban sus colaboradores directos, investigadores y personal técnico y administrativo, así como también cuidadoso y atento a los tesistas que pasaban de manera peregrina por el laboratorio. Siempre tenía una palabra de apoyo y ánimo para quienes tenían el honor de cruzar un momento de su ajetreada y ocupada vida profesional. »

Un témoignage bien conforme au portrait que nous dressait Claude Habib, lors des obsèques :

«Papa avait un respect, et presque un culte de l’intelligence. Il détestait les préjugés racistes, à partir d’une certitude: celle de l’invisibilité de l’esprit. Il m’a souvent répété que rien ne signalait extérieurement l’intelligence …: l’intelligence et le savoir pouvaient se dissimuler sous n’importe quelle enveloppe corporelle. »

Comme nous l’écrivit le professeur Giannantonio Sacchi-Landriani de Milan,

Pierre Habib fut

« Un vero signore ».


1

Armand Mayer par Pierre Habib. http://www.annales.org/archives/x/amayer.html.

2

Habib, P. (1953). La résistance au cisaillement des sols. Thèse D. Sc. Ph., Paris. Annales I.T.B.T.P., janvier 1953, pp. 1–40.
Habib, P. (1953). Influence de la variation de la contrainte principale moyenne sur la résistance au cisaillement des sols. Dans : C.R. 3e Congrès international de Mécanique des sols et des travaux de fondation, Zurich, 1953, vol. 1, pp. 131–136.

3

C’est l’appellation que nous retiendrons dans la suite pour désigner le laboratoire, indépendamment de la période concernée.

4

Habib, P. (1950). Détermination du module d’élasticité des roches en place. Annales de l’Institut Technique du Bâtiment et des Travaux Publics 145(3), 27–35.


Mayer, A., Habib, P., & Marchand, R. (1951). Mesure en place des pressions de terrains. Dans : Conférence Internationale sur les Pressions de Terrains et le Soutènement dans les Chantiers d’Exploitation, Liège. pp. 217–221.


Habib, P., & Marchand, R. (1952). Mesure des pressions de terrain par l’essai de vérin plat. Annales de l’Institut Technique du Bâtiment et des Travaux Publics. Octobre. https://www.issmge.org/uploads/publications/1/42/1953_02_0034.pdf.

5

Habib, P., & Chazy, C. (1961). Les piles du quai de Floride. Dans : C.R. 5e Congrès international de Mécanique des sols et des travaux de fondation, Paris, communication 5/7, pp. 419–423. https://www.issmge.org/uploads/publications/1/40/1961_02_0061.pdf.

6

Habib, P. (1984). Les surfaces de glissement en mécanique des sols. Revue Française de Géotechnique 27, 7–21. https://www.geotechnique-journal.org/articles/geotech/pdf/1984/02/geotech1984027p7.pdf.


Habib, P. (1985). Effet d’échelle et surfaces de glissement. Revue Française de Géotechnique 31, 5–10. http://www.geotech-fr.org/sites/default/files/rfg/article/31-1.pdf.


Habib, P. (1986). Conditions de formation des surfaces de glissement. Revue Française de Géotechnique 34, 5–15. http://www.geotech-fr.org/sites/default/files/rfg/article/34-1.pdf.


Habib, P. (1988). Radoucissement sans formation de surfaces de glissement. Revue Française de Géotechnique 44, 5–11. http://www.geotech-fr.org/sites/default/files/rfg/article/44-1.pdf.

7

Pierre Habib, el ingeniero, el científico. Geotecnia 254, Diciembre 2019–Febrero 2020, pp. 6–9.

Citation de l’article : Jean Salençon. Pierre Habib et le Laboratoire de mécanique des solides. Rev. Fr. Geotech. 2021, 169, 1.


© CFMS-CFGI-CFMR-CFG, 2021

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

La dilatance de la surface de glissement à la même amplitude (α) pour deux fondations homothétiques placées sur le même sable (Habib, 1985).

Dilatancy of the slip surface has the same amplitude for two homothetical surface footings on the same sand (Habib, 1985).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Lines de glissement (Habib & Chazy, 1961).

Slip lines (Habib & Chazy, 1961).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Radoucissement sans formation de surfaces de glissement (Habib, 1988).

Strain softening without slip surface (Habib, 1988).

Dans le texte

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